Les Mangeurs de brise que lisent-ils ?

 

Les Mangeurs de brise partagent le goût du voyage, mais leurs lectures favorites reflètent leur diversité... Nous les avons donc réunis ; et avons demandé à chacun de présenter ici son livre, ou son écrivain préféré. Certains ont effectué des choix plutôt consensuels, d'autres ont pris le risque de nous entraîner sur la piste d'oeuvres plus confidentielles, voire dérangeantes.

Voici donc un bref tour du monde résumé en une vingtaine d'ouvrages aussi différents qu'attachants... auquel nous avons jugé indispensable – actualité oblige ! – d'ajouter un dossier complet sur l'Iran.

Alexandre

"Je suis né l'année même (1952...) où Nicolas Bouvier entame son périple à travers l'Iran et l'Afghanistan, raconté dans L'Usage du monde. Ce récit, modeste et génial, vaudra quelques années plus tard à ce Suisse romand une gloire certaine ; et engendrera des générations entières "d'écrivains-voyageurs" se réclamant de lui.

Poésie, humour, ouverture aux autres, sens de la formule-choc... difficile de résister au charme de ce rêveur en quête de réel !

Mes pages préférées ?

Celles se rapportant au Japon, où Bouvier a vécu plusieurs années, appris la langue, multiplié les petits boulots et parcouru le pays à pied à la recherche du petit peuple japonais.

Comment rester insensible à son truculent récit d'une nuit d'hiver glaciale où, à l'occasion d'une fête populaire locale, un village tout entier se saoûle à mort au saké et à l'alcool de riz ?"

 

Maryse

"Depuis ce voyage terriblement raté au Yémen, j'ai arrêté de voyager.

Définitivement.

Quand n'importe quel épicier enrichi se permet d'encombrer les circuits culturels de son short et ses baskets, de son camescope et son égalitarisme ravageur, quel intérêt à parcourir le monde pourrait-il encore subsister ?

Depuis, j'ai découvert Philippe Muray, un essayiste hélas disparu en 2006, vomi par l'ensemble de l'intelligentia gauchistoïde actuelle. Dans ses Exorcismes spirituels, d'une plume virevoltante d'un baroque assumé, il règle (définitivement ?) son compte au tourisme de masse, qu'il accuse de ravager la planète plus sûrement que l'excès de CO²...

Il tire aussi à bout portant contre d'autres "nuisances" du monde prétendument moderne, tels que téléphones portables, musiques d'ambiance, best-sellers bisounours, guerre propres, festivités de l'an 2000, charity-business, faux débats télévisés... Un texte de deux pages où il s'avoue terrifié par le sourire de Ségolène Royal atteint des sommets d'efficacité pamphlétaire."

Abdelkarim

"Cela vous semblera peut-être difficile à croire... mais sur les milliers de touristes se prétendant cultivés que j'ai escortés durant 20 ans, aucun n'a jamais semblé connaître Naguib Mahfouz, le premier Arabe ayant obtenu, en 1988, le prix Nobel de littérature.

Cet Egyptien prolixe, auteur d'une cinquantaine de romans décrivant avec réalisme la vie quotidienne, est souvent comparé à Balzac, Dickens ou Tolstoï.

Un bon guide local ne peut guère se permettre de brocarder publiquement l'européanocentrisme de ses clients, mais à ceux qui souhaiteraient s'en écarter, je recommande chaleureusement d'entamer la Trilogie du Caire, son œuvre la plus emblématique. Il s'agit d'une vaste fresque se déroulant au Caire entre la Première guerre mondiale et la prise de pouvoir du colonel Nasser en 1952."

Alain

"J'adore cette anecdote, entendue par hasard le jour de la mort de Gérard de Villiers. Avant de partir en mission aux antipodes, Hubert Védrine (excellent ministre des Affaires étrangères de 1997 à 2002) glissait toujours dans son bagage à main le volume le plus récent des aventures de Son Altesse Sérénissime, le Prince Malko Linge, se déroulant dans la capitale où il se rendait.

Cela lui permettait, prétendait-il, d'assimiler les particularités de la politique locale et d'entrevoir des solutions crédibles aux problèmes posés.

Je continue d'agir de même. Et à chaque fois, comme Hubert Védrine, je suis frappé de la justesse des analyses géopolitiques de Gérard de Villiers ; ainsi que de sa parfaite connaissance des mauvais lieux d'Istanbul, Ventiane ou Bujumbura.

Quant aux tous premiers volumes, parus dès le milieu des années 60, au plus fort de la Guerre froide, ils fleurent encore l'agréable parfum d'une époque définitivement révolue. Celle d'un monde facile à décoder, partagé entre gentilles nations appartenant au "monde libre" et méchantes dictatures communistes."

Madeleine

"Démodé, Jules Verne ? Bien sûr que non ! Un livre comme Le Tour du monde en 80 jours, tout voyageur digne de ce nom devrait l'avoir lu. Et plutôt deux fois qu'une. On l'a sans doute oublié, mais quel témoignage passionnant de l'art du voyage au XIXème siècle ! Doublé d'ailleurs d'un suspense haletant. Un récit bien plus retord qu'il n'y paraît à première vue, s'achevant par un dénouement inattendu !

Chaque lecteur, selon ses moyens de transports favoris, ses pays ou ses paysages préférés, piochera parmi les 80 romans composant Les Voyages extraordinaires, si possible dans l'édition originale rouge et or d'Hetzel. Les incontournables sont légion : Voyage au centre de la terre, 20 000 lieues sous les mers et sa suite, L'ïle mystérieuse, Cinq semaines en ballon, une traversée du continent africain d'ouest en est, Les Enfants du capitaine Grant, De la Terre à la lune, etc."

Martine

"Les mauvaises langues prétendront que c'est un choix d'intello un peu bobo, mais tant pis, j'assume. C'est grâce à un prof de Fac que j'ai découvert Orhan Pamuk, premier écrivain turc à recevoir le prix Nobel de littérature, en 2006. Il alterne énormes romans historiques très documentés (Mon nom est Rouge), ouvrages rendant compte de l'imbroglio politico-religieux actuel qui semble sans issue (Neige) et œuvres plus faciles d'accès.

C'est à cette catégorie qu'appartient Istanbul, souvenirs d'une ville. Le voyageur désirant découvrir de l'antique Constantinople d'avantage que le Bazar et Sainte Sophie ne regrettera pas de caser dans ses bagages le livre que Pamuk a dédié à sa ville natale.

Sûr de son génie sans être arrogant, érudit sans être pédant, il entrecroise souvenirs d'enfance et rappels historiques, promenades dans le temps et dans l'espace, anecdotes croustillantes et chasse aux idées reçues. Bref, le meilleur des guides possibles !

Et puis, comme j'adore tricher, je vais vous offrir un bonus imprévu, un ouvrage à l'exact opposé du précédent. Un polar halluciné écrit par un Georges Simenon dépressif : Le Coup de lune.

L'action se déroule en 1933, en Afrique, bien avant l'invention du Club Med et de manipulations politiques telles que la campagne de "Touche pas à mon pote". En deux mots, c'est très politiquement incorrect et, par ailleurs, ça coupe immédiatement à tout voyageur raisonnable la moindre envie de mettre les pieds sur ce continent.

Une ambiance moite, glauque et nauséeuse suinte de ce livre, qu'un autre cinglé, Serge Gainsbourg, adapta si bien pour le cinéma (en 1983, sous le titre Equateur) qu'il fut hué à Cannes et que le film disparut rapidement des écrans."

Isabelle

"Martine, puisque tu triches avec autant de spontanéité, je pourrais en faire de même... et citer à mon tour un livre sur l'Afrique. Aussi passionnant que le tien, et aussi peu correct politiquement : L'Etat sauvage de Georges Conchon, prix Goncourt en 1964. Et qui fut également adapté au cinéma, en 1977, par Francis Girod, avec M.-C. Barrault, J. Dutronc, M. Piccoli et C. Brasseur...

Pourtant, l'écrivain qu'il vous faut lire de toute urgence (si ce n'est déjà fait), c'est Haruki Murakami. Depuis 2006, il est l'éternel favori malchanceux du prix Nobel, mais qu'importe ! Impossible de s'intéresser au Japon d'aujourd'hui sans avoir lu au moins quelques unes de ses œuvres... Commencez par exemple avec Chroniques de l'oiseau à ressort, où critique sociale et réalisme magique à la Gabriel Garcia Marquez se marient à la perfection.

Continuez avec Underground : une émouvante et glaçante enquête effectuée auprès des victimes et des auteurs de l'attentat au gaz sarin perpétré par la secte Aun dans le métro de Tokyo le 20 mars 1995, et responsable de 12 morts et 5 500 blessés.

N'oubliez à aucun prix Kafka sur le rivage ou La course au mouton sauvage et si vous adorez vous plonger dans les œuvres interminables, 1Q84 est fait pour vous, environ 1 700 pages haletantes."

Orangette

"Moi, je ne suis qu'une montre Swatch au bracelet orange, et qui ne sait même pas lire ! Mais si le jeu consiste juste à exhumer le bouquin le plus démoralisant possible sur l'Afrique, je pourrais vous battre tous à plates coutures avec ce titre : Voyage au bout de la nuit, de Louis-Ferdinand Céline.

Et puisque tout le monde triche, je m'y mets aussi. Et je vous propose un dossier entier consacré à l'Iran, concocté par un Mangeur de brise aujourd'hui retenu ailleurs, mais que vous connaissez tous. Ce pays, héritier d'une civilisation raffinée et multimillénaire, mérite mieux que son gouvernement actuel, essentiellement composé de religieux paranoïaques.
Voici donc quelques ouvrages qui vous aideront à mieux connaître la culture persane."

Brigitte

"Quelqu'un a-t-il remarqué que jusqu'à présent aucune femme n'a été citée ? Et comme les règles de départ ne sont plus respectées... pour rétablir un semblant de parité, je vous propose donc un trio de voyageuses hors du commun, tout autant que leurs récits.

La superwoman absolue, Alexandra David-Néel, née en 1868 et décédée en 1969 (oui, elle vécut 101 ans). Exploratrice, écrivain, chanteuse d'opéra, journaliste, convertie au bouddhisme dès ses 21 ans après un passage remarqué chez les francs-maçons... Avant d'entamer ses grands périples elle s'initie patiemment au sanscrit et au tibétain et, en 1924, elle est la première femme occidentale qui parvient à atteindre Lhassa, la capitale spirituelle du Tibet.

Les voyages aventureux conservent ! Sa cadette, Ella Maillart, née en 1904 vivra 94 ans et, dès le mileu des années 30, elle sillonne à son tour, avec les moyens du bord ou en Ford torpédo, les pistes d'une Asie encore largement inexplorée. Au retour, photos, articles de presse ou récits de voyage lui permettent de faire partager au grand public une existence hors du commun.

Plus proche de nous et moins célèbre que ses consoeurs, car décédée accidentellement à 27 ans, Isabelle Eberhardt rompit elle aussi très tôt avec la vie confortable et sédentaire à laquelle son milieu privilégié la destinait. Dès ses 20 ans, elle part nomadiser à travers les vastes plateaux algériens et marocains, se convertit à l'islam et se marie avec un Arabe. Elle n'en garde pas moins son autonomie, et pour faciliter ses périples, s'habille en homme."

Maxime

"Après ce trio de femmes intrépides, je vais encore passer pour le macho de service, mais tant pis... Et puis, certains me reprocheront également de n'avoir jamais su établir de frontière nette entre mon boulot et ma vie privée... Je jure pourtant que le bouquin qui m'a le mieux tenu en haleine durant toutes ces années n'est pas un thriller, mais un essai de Robert Fisk : La Grande Guerre pour la civilisation : l'Occident à la conquête du Moyen-Orient (1979-2005)".

Oui, cet ouvrage m'a réellement fasciné durant des années, je confirme. Car malgré ses mille pages imprimées bien serré, je l'ai relu plusieurs fois, de bout en bout. Et si les Bush junior ou Tony Blair en avaient fait de même, nous n'aurions pas aujourd'hui à faire semblant de lutter contre un terrifiant "Etat islamique" (expression qui devrait d'ailleurs être bannie de nos journaux puisqu'il ne s'agit pas d'un Etat, et que la majorité des musulmans émettent de sérieux doutes sur sa prétendue islamité).

Car Robert Fisk est sans doute le meilleur spécialiste actuel du monde arabo-musulman. Il parle l'arabe et a passé l'essentiel de sa vie à zigzaguer entre Beyrouth, Damas, Bagdad, Téhéran et l'Afghanistan, en tant que correspondant permanent pour le journal anglais The Independant.

Il est le seul Européen à être parvenu à interwiever la totalité des leaders musulmans qui ont façonné le Moyen-Orient actuel : l'imam Khomeiny, Yasser Arafat et même Oussama Ben Laden, qu'il a rencontré à trois reprises.

Ses connaissances sur la complexité de la culture arabo-musulmane sont précieuses. Et, si elles ne permettent hélas par de sortir comme par magie du chaos actuel, elles proposent au moins quelques pistes de réflexion pour s'en extirper à moyen terme."


Les Mangeurs de brise :